Lorsque je dis « moi », je mets l’éclairage sur un point de la toile de la production en interdépendance, je regarde vers l’intérieur, je place mon attention sur les différents aspects de ce que je considère comme étant « moi », mon corps, mes sensations. On peut conduire l’investigation du réseau interdépendant de la manifestation vers l’extérieur, le macrocosme, comme vers l’intérieur, le microcosme.
Quelle est la base de ce « moi » ? Où réside le « moi » ? Puisque je le dis, le ressens et le pense, le sentiment de « moi » est très fortement ancré dans mon expérience. Est que le « moi » est le corps ? Si oui, où réside-t-il dans ce corps ? On commence ainsi à explorer le corps. Qu’est ce que le corps ? On peut commencer la recherche par son pied. Assis sur une chaise, ou bien debout et on commence à « écouter » le pied. Le pied n’étant qu’une convention de langage, on est conduit à rechercher le « moi » dans les parties qui constituent le pied. Alors, allons explorer les orteils ! Le gros, les moyens, le petit, c’est comme une famille. S’il y a un déséquilibre, c’est le petit qui prend toute la charge. On voit qu’il y a des éléments qui sont en dialogue. La voûte plantaire (la mère), assure l’équilibre entre les orteils (les enfants) et le talon (le père). Si maintenant on regarde chaque orteil, il y a les différentes phalanges etc. On peut continuer à l’infini sans jamais arriver à un point final où l’on puisse dire « ici, réside le moi ». Dans cette expérience du corps, on constate que ce « moi » n’est qu’une convention de langage qui regroupe un ensemble d’expériences qui sont perçues par les différentes consciences, et que ces éléments peuvent être déconstruits toujours plus avant.
Le réseau des consciences sensorielles et la conscience mentale est en constante organisation, étiquetage, en constant mouvement. On voit qu’il n’y a pas de base fixe, définitive dans le corps, dans les sensations, dans les consciences, ni dans aucun autre phénomène à l’intérieur de soi. On ne peut dire « ici réside le moi ».
On sent bien qu’il y a une conscience, mais réside-t-elle dans le corps ? Où sont les consciences sensorielles ? Où est la conscience mentale qui articule les messages reçus de façon sporadique et éphémère des consciences sensorielles ? Cette même conscience produit aussi l’idée que l’observateur est une entité. La conscience mentale est dite « affligée », parce qu’elle est affligée de la vieille habitude de définir toute instance de conscience comme la relation d’un sujet vers un objet, tout deux dotés d’une existence autonome et persistante.
En contemplant ce microcosme, on s’aperçoit de deux choses qui peuvent paraitre contradictoires quand on tente de les concevoir intellectuellement, mais qui sont parfaitement intégrées dans notre expérience méditative:
Premièrement, le « moi » n’existe pas en tant qu’entité localisable. Le « moi » est dépourvu de Svabhava, qui est par définition le sujet d’appellations contradictoires. S’il existe, il doit appartenir à une entité existante, ce qui signifie qu’il doit être conditionné, dépendant d’autres entités et posséder des causes. Mais le svabhava est par définition inconditionnée, non dépendant d’autres entités et non causé. Ainsi, l’existence d’un svabhava est impossible.
Deuxièmement, le « moi » expérimente toutes sortes de choses. Cette double nature est inconcevable pour la conscience dualiste. Logiquement, soit le « moi » existe et il est conscient, soit il n’existe pas et ne peut donc pas être conscient.
Par l’expérience méditative on commence à s’imprégner de l’enseignement du Bouddha à propos des deux vérités. La vérité superfactuelle, ultime, profonde, où l’on expérimente l’absence d’existence propre des phénomènes, et la vérité relative où tout est perçu dans un déploiement incessant qui naît de la dynamique des causes résultant en effets. On voit la production en interdépendance, des constituants psychophysiques (les agrégats ou skandhas en sanscrit) qui nous relie à l’ensemble des êtres. On peut voir cette danse de l’énergie, de la conscience. On peut voir le corps, comme toutes les autres choses, constitué de différents éléments: la terre, l’eau, le feu, l’air, l’espace. On déconstruit à l’infinie l’image artificielle d’une entité permanente, homogénique et autonome.
Travaillons à cette prise de conscience au travers du corps, non pas comme le fruit d’une réflexion, mais d’une expérience intime, certaine et indicible.
Il y a là quelque chose de merveilleux. Il n’y a pas de moi « mais » quelque chose anime, articule un mouvement qui s’élève dans la conscience mentale comme le sentiment de « moi ».
L’expression le « moi » fonctionne sans exister n’est paradoxale que pour la conscience dualiste.
On entend parfois, dans les cercles bouddhistes, l’idée un peu bizarre qu’il faudrait détruire son égo, se défaire du moi! Pour détruire l’égo de cette façon, il faudrait tout d’abord le trouver ! Pour détruire une maison, il nous faut l’adresse ! On ne trouve pas le « moi » alors qu’au même temps il parait omniprésent. A chaque fois que je sens, je vois, je touche, je goûte, il y a la trace du « moi », de ces habitudes, de ces préférences. Il impose ses exigences, comme un dictateur omniprésent que personne n’a jamais vu. Comme le sillage d’une femme parfumée, qui passée, ne laisse qu’une insaisissable fragrance.
Il est intéressant de regarder le corps, les sensations qui s’élèvent du contact entre « moi » et les objets des sens, les objets mentaux qui s’élèvent dans la conscience mentale. On ressent une expérience qui s’élève, sans vraiment exister. Dans l’apparition du « moi » et de tous ces sentiments, il y a la marque de la loi universelle de la causalité : ceci amène cela. La graine amène la pousse, la pousse amène l’arbre, l’arbre amène la fleur, la fleur amène le fruit, le fruit amène la graine. Il y a un enchaînement permanent des causes et des effets.
On peut laisser la contemplation du microcosme pour mener celle du macrocosme. La même observation s’appliquera pour chaque être, pour chaque phénomène. Grâce à la conscience acquise par l’observation du microcosme, comme du macrocosme, on réalise la production interdépendante. On réalise que tous les phénomènes que nous connaissons par nos sens et consciences, « apparaissent » contextuellement, relativement, mais « n’existent pas » de façon substantielle autonome et permanente, tout comme une illusion d’optique, un mirage.