Paresse Hyperactive et Procrastination Comment les recycler ?

In Buddhism, Dharma Teachings, Français, Lectures, Tsony by Tsony

(In Sagesses Bouddhistes – été 2019)

Si nous rencontrons un paresseux bienheureux, nous le maudirons et nous l’envierons aussi tout à la fois : « J’aimerais moi aussi être détendu et relax comme lui » mais « Comment se permet-il de faire ce que je désire inconsciemment et que je n’ose pas mettre en place ? » L’histoire de la paresse et de la procrastination est complexe. Elle s’appuie sur une tendance que nous avons de nous débarrasser de ce qui nous fait problème et de rejeter tout ce que notre esprit considère comme inapproprié, un peu à l’image de notre société où se constituent des dépotoirs surchargés. Peut-être pourrait-on envisager de recycler cette énergie et d’infléchir ou renverser la tendance ?

L’idée de la paresse — un des sept péchés capitaux — nous projette dans une sorte de paralysie : nous avons l’impression de ne pas faire ce qu’il faudrait faire, nous passons beaucoup de temps à nous en vouloir ou nous détourner de cette impression désagréable, ou nous trouvons des raisons valables pour justifier notre manque d’engagement, notre manque d’allant. C’est une sorte de stagnation, une réticence à faire des choses dans certaines zones de notre activité. Certains maîtres tibétains aiment comparer les différents styles de paresse. En Orient, disent-ils en plaisantant, la paresse consiste à traîner toute la journée à bavarder pendant des heures tout en sirotant un thé et en ne faisant rien. Notre paresse occidentale est différente. Elle remplit notre temps avec un programme incroyable du matin au soir. Entre le travail et l’exercice physique, les responsabilités et les distractions, ce que nous appelons « trop occupé » est une forme de procrastination — la paresse hyperactive. La paresse hyperactive est de faire tout ce qu’il faut pour ne pas faire ce qu’il faudrait faire : on repousse la chose qui apparemment pose un problème et on met à sa place, pour justifier la raison de notre procrastination, toute une série d’autres actions. Par exemple aux États-Unis, ce qui manque le plus aux gens, c’est le temps. Tout le monde travaille beaucoup et on ne peut pas dire que les gens soient paresseux. Mais dans une réunion de travail où des collègues disent : « il faut absolument qu’on parle de ce problème et qu’on se voie », nous répondons : « je suis surbooké en ce moment, cela ne va pas le faire, je n’ai pas le temps ». En fait, ce que nous disons c’est : « je n’ai pas envie » et nous justifions par : « je n’ai pas le temps ». Le temps, l’envie, le plaisir se conjuguent ensemble et sont très liés. Il s’agit alors de regarder profondément les habitudes et d’essayer de les démonter en regardant ce dont elles sont faites. Par habitude, on dit : « la paresse », cela nous semble être d’un bloc. C’est un gros boulet que l’on peut pousser devant soi pendant des années mais nous pouvons en fait arriver à le déconstruire. Un phénomène complexe, dans les disciplines scientifiques, ça se déconstruit. Et en le déconstruisant on voit les échanges, les interdépendances et on peut commencer à trouver des pistes de résolution, de transformation.

Comment recycler paresse et procrastination ?

Pour recycler quoi que ce soit il faut comprendre comment une chose est produite, il faut comprendre l’histoire de l’objet. En comprenant l’histoire de l’objet on comprend ce qui a motivé sa création, on comprend les éléments qui constituent cet objet. On peut alors envisager une transformation de l’objet en quelque chose d’autre qui aurait une nature très différente. Cette façon d’approcher les choses est profondément bouddhiste et s’appuie sur le concept de la production en interdépendance (sanscrit : Pratitya-samutpada).

Si on regarde à l’intérieur de nous, tous les phénomènes dont nous sommes conscients, tout ce que nous percevons à travers nos six sens (1), la matière que l’on touche, ce que l’on voit, ce que l’on écoute, ce que l’on sent, ce que l’on goûte et ce que l’on conçoit (les phénomènes mentaux), tous ces phénomènes ne peuvent apparaître qu’en dépendance à l’égard d’autres phénomènes. Il n’y a donc pas de vérité immuable dans les phénomènes, c’est-à-dire qu’un phénomène, quel qu’il soit, est dépourvu d’une réalité immuable, monolithique, qui ne devrait rien à l’environnement ni à quoi que ce soit et qui serait donc autonome. Si nous commençons à regarder de cette façon le monde que l’on perçoit — mais aussi nous-mêmes, notre corps, notre parole, notre pensée — on s’aperçoit que les choses apparaissent selon le principe de la production interdépendante. Donc si tout est produit en interdépendance, cela veut dire que rien n’est figé dans une position qui serait toujours à l’identique. On est dans un mouvement fluide de réorganisation constante, donc déjà, de fait, dans un mouvement de recyclage. On recycle ce que l’on a produit dans le passé et qui devient des éléments constitutifs de notre personnalité, de nos habitudes, des briques que l’on a prises dans l’éducation de nos parents, etc. On a construit notre personnalité avec tout ça.

Et il y a aussi une sorte de panique existentielle car on sent bien que quelque chose se délite en permanence. Et on passe beaucoup de temps à reconstruire et à consolider tout ça. Parce que l’on a une sorte de représentation mentale d’un Soi qui serait différent, autonome, permanent en quelque sorte et qui ne dépendrait de rien ni de personne. « Je suis libre et je vis ma vie comme je l’entends, etc. » On projette une représentation mentale sur les choses et cette projection — ce que l’on appelle dans le bouddhisme la vérité relative conventionnelle — va occulter la réalité profonde des choses, des choses telles qu’elles sont. Anaïs Nin disait « Nous ne voyons pas les choses telles qu’elles sont mais nous les voyons comme nous sommes. » C’est l’ignorance de la vérité profonde des choses, de la mécanique de la manifestation du monde : la coproduction en interdépendance où tout apparaît en relation avec autre chose. La première chose à faire est de s’attaquer aux habitudes. Mais si on s’attaque aux habitudes avec un sentiment de culpabilité, on ne va pas aller très loin. La joie, la joie de recycler, va manquer très rapidement. Si on vous oblige à recycler, vous allez trouver les moyens pour ne pas le faire. « Je n’ai pas de sac jaune. » À l’inverse, si nous prenons conscience de la nécessité du recyclage — qu’il soit matériel, émotionnel, etc., il y a un intérêt, il y a une joie à faire ce travail. Et ce travail n’est plus une sorte de punition, un pensum en surplomb mais c’est plutôt un acte conscient, joyeux parce que nous voyons le fruit de cet effort. Nous anticipons et la joie se traduit en énergie. Peut-être la paresse est-elle une absence d’énergie, une absence d’énergie qui vient du manque de joie. Quand quelque chose vous passionne, il n’y a pas de procrastination, il n’y a pas de paresse. Est-ce que ce n’est pas là la clé du recyclage ?

Il y a d’innombrables méthodes qui sont données dans les enseignements du Bouddha mais je vais utiliser ici un atelier particulier : l’atelier des trois entraînements ou des trois exercices.

Les trois exercices : Éthique, Méditation et Discernement

Le bien-vivre avec soi et avec l’autre développe des relations harmonieuses qui vont créer la base nécessaire pour le second exercice qu’est l’introspection, le regard tourné vers l’intérieur pour découvrir ce qu’est cet esprit. Cet exercice méditatif, cette contemplation profonde va nous conduire au troisième exercice qui est celui du discernement, qui peut distinguer l’ensemble des paramètres d’une réalité complexe.

L’éthique, c’est cool

Le mot éthique, en sanskrit sila, veut dire littéralement rafraîchir, rafraîchir la fièvre des afflictions comme l’avidité, la colère, le rejet et la confusion mentale. Quand on est vraiment éthique, on est cool, on est rafraîchi. Ce rafraîchissement des émotions permet de s’installer dans une introspection et de regarder les choses, et de voir comment elles s’articulent. On ne peut pas avoir une vie qui est dans un conflit constant avec les autres, pour les écraser et avoir le dessus. Ce que l’on voit malheureusement de plus en plus dans notre société où celui qui est généreux ou bienveillant ou attentif à l’autre est un pigeon. Ce regard d’égalité, ce regard de fraternité, de sororité, on en a presque honte parce qu’il y a une sorte de dominante du « moi, le mien d’abord ». C’est reflété par les médias, par la communication en général et d’une façon malhonnête : on prend un petit bout du phénomène et on l’amplifie pour donner au final le sentiment que tout le monde est comme ça. Mais cette société continue d’être civile et harmonieuse car elle continue de s’appuyer sur la gentillesse et l’attention, même si la promotion de ces valeurs est faible. Cela devient difficile à gérer, mais il n’en reste pas moins que celui qui veut trouver la paix pour trouver le discernement devra mener une vie qui soit paisible, une vie qui génère de la paix. Il faut qu’en soi, les afflictions mentales soient pacifiées.

La méditation, c’est coincer la bulle

Je suis un grand avocat du loisir, le loisir tel que les Grecs l’entendaient : skola (skholḗ), qui est la détente après l’effort. Ce n’est pas le loisir tel qu’on l’entend, ce n’est pas nettoyer son garage ni faire un voyage. Souvent, on prend son temps libre pour faire des choses et quand on revient au travail, les collègues nous disent : « alors le week-end ? » On a fait des choses effectivement : on a tondu la pelouse, on a rendu visite à belle-maman, on a fait une expo fantastique qu’il faut vraiment aller voir, on a relu un super livre. On dit cela parce qu’il nous paraît presque indécent et asocial de dire : « je n’ai rien fait », « j’ai coincé la bulle ». « Coincer la bulle » appartient au langage des topographes et des artilleurs. Quand vous avez serré les petites vis de l’appareil et que vous avez coincé la bulle, vous avez vraiment établi le niveau. Il n’y a plus rien à faire, le niveau a été trouvé. Coincer la bulle, c’est être de niveau et s’installer dans une ouverture qui n’est pas destinée à une production. C’est-à-dire qu’au terme de cette ouverture, il n’y a pas de rapport, il n’y a pas de compte rendu. Vous n’avez pas à faire de présentation ni de PowerPoint, c’est entre vous et vous. C’est une ouverture. Si nous ne sommes pas capables de faire cela, nous entrons dans un monde de travail absolu où tout devient travail, du latin trepalium, instrument de torture. Tout devient travail, même le loisir qui permet de reconstituer nos forces pour être plus efficaces au travail. Le congé payé — obtenu de haute lutte parce que cela n’a pas été donné — c’est : « Eh bien comme cela, ils reviendront bien requinqués pour reprendre le collier. »

Non. Cette ouverture dont je parle est vraiment un espace ouvert, sans direction, sans intention. C’est vraiment la définition même de la méditation. Parce que l’état naturel de l’esprit, la nature d’éveil est un état naturel dont tous les êtres sensibles sont dotés. Il n’est donc pas nécessaire de le construire. Le plus souvent, il est totalement parasité et inaccessible du fait de l’activité constante des projections, des activités conceptuelles, des mouvements de saisie d’un soi qui est solide et qui se bat contre un autre soi qui est solide. Toute cette poudre aux yeux de la réalité relative nous interdit de voir l’état naturel de notre esprit. Le difficile dans l’acte méditatif n’est pas d’arriver à construire quelque chose mais de laisser s’effondrer ce qui est inutile. Il s’agit de s’asseoir, peut-être en plaçant son attention sur le souffle parce que nous avons besoin d’un ancrage, et de lâcher, lâcher, lâcher, se poser, se poser, se poser, respirer, être, simplement être. Et dans cette présence qui est attentive, qui est cristalline, qui n’est pas parasitée par les mouvements conceptuels grossiers ou subtils, cette brume, cette poussière se dissipe. Et ce qui est, apparaît.

Le discernement

Le discernement, c’est être capable de faire la part des choses : comment les choses nous apparaissent et comment sont-elles au-delà de l’apparence ? Les phénomènes sont composés, interdépendants et impermanents. Notre réalité de l’esprit, notre réalité profonde des phénomènes est cette absence de solidité, d’identité, d’entités que l’on va progressivement découvrir. Cela a une conséquence directe sur l’éthique : lorsque nous comprenons que tout apparaît en relation avec autre chose et que nous voulons que la manifestation, le monde tel qu’il nous apparaît, soit de nature harmonieuse et éveillante, alors il est nécessaire de travailler sur l’éthique, il est nécessaire de construire un mode de vie en soi et vers l’autre qui soit harmonieux. La méditation va nous aider à pacifier nos habitudes, nos projections sur l’ensemble des phénomènes et des êtres. Et le discernement naissant va nous permettre de comprendre l’absence de caractéristiques définitives des phénomènes. On leur attribue une homogénéité, une permanence et une autonomie mais si on y regarde de plus près, on peut les déconstruire à l’infini et aucune de ces parties qui constituent cet ensemble n’a elle-même d’autonomie, d’indépendance, de permanence. Tout dépend, tout s’appuie. C’est vraiment le mantra que j’utilise toute la journée. Quand les gens me demandent ce que je pense de ceci ou cela, je réponds toujours : « ça dépend ».

Quand on réfléchit sur la production interdépendante, on s’aperçoit que tout a été construit, est en mouvement, se déconstruit et se réorganise du fait des habitudes. C’est-à-dire que l’on continue à faire les mêmes choses par ignorance, par paresse — c’est-à-dire la peur de changer — parce qu’on ne sait pas ce qui va être à la place de l’habitude. L’habituel est douloureux mais au moins on connaît. L’aventure est risquée et nous restons dans cet enfermement-là. Et il y a une articulation vraiment intéressante : bien que tout soit en transformation constante, bien que tous les phénomènes soient impermanents et transitoires, nous créons une sorte d’impermanence durable par la répétition des actions. Le cycle qui normalement aurait pu conduire à une prise de conscience de la construction de ce qui est souffrance — et donc à la déconstruction, au démantèlement de cette souffrance — crée en fait une dynamique toxique qui maintient l’habitude par paresse et par peur, une peur qui vient de l’ignorance et une peur d’approcher des choses qui nous semblent tellement loin de ce que nous sommes qu’elles en sont effrayantes. La liberté pour un esprit qui n’y est pas habitué est quelque chose d’effrayant.

La joie vient du courage de laisser tomber nos habitudes comme des vêtements sales et d’oser avancer ainsi découvert, le courage vient des prises de conscience, et les prises de conscience viennent du discernement, de la sagesse. Comment cultiver le discernement ? Par une introspection méditative, analytique, contemplative et qui s’appuie sur une vie éthique civile, harmonieuse en interdépendance nourrissante.

Quelle meilleure interdépendance nourrissante que la vie en fraternité, la joie d’être ensemble et goûter la découverte de l’esprit —chacun à sa façon ?

C’est très important à mon sens et là se trouve une énergie incroyable. Dans les moments forts de partage en groupe, il n’y a pas de paresse. Il y a de la joie, la joie de comprendre le bien-fondé de ce que l’on fait. Nous ne sommes pas dans des postures, des apparences. On peut se soutenir les uns les autres dans cette exploration de l’inconnu. On n’est pas seul et on s’entraide. Avec bienveillance, « on se raccompagne à la maison mutuellement » comme disait Ram Dass (2). Très rapidement, je dirais que dans les systèmes institutionnalisés (le système des monastères, toute sociétés organisées), on a des hiérarchies, on a des soumissions, des obligations, etc. ; là on est dans une utopie presque anarchiste avec un ensemble d’hommes et de femmes qui se tiennent debout, qui s’entraident et s’aident à affronter ce qui est inconnu avec courage et fraternité. Là, il y a une vraie joie car la vie a un sens. Pour moi, le sens est vraiment dans le service à l’autre et dans la capacité de recevoir la bienveillance et son aide concrète. Peut-il rester de la paresse à un pareil moment ?

(1) Les six sens : l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, la vue, et le mental.

(2) Ram Dass, figure spirituelle importante de la contre-culture américaine.